Yves Jeanneret, Pierre Laszlo et Lionel Salem ont publié ce manifeste dans le Figaro du 21 Juin 1995, afin d'appeler à une prise de conscience sur l'importance de la vulgarisation.
Toute décision importante dans les domaines économique, politique ou social nécessite le partage actif de la connaissance.
Préambule
1 - La vulgarisation est l'un des domaines créatifs de l'esprit.
2 - La
vulgarisation a une valeur philosophique, poétique et sociale.
3 -
Partager les savoirs est indispensable à l'élargissement et au
renouveau de la culture.
4 - C'est aussi une condition du maintien et de
l'avancée des savoirs eux-mêmes, et de la pérennité de
la recherche.
5 - Aujourd'hui, toute décision importante dans les domaines
économique, politique ou social nécessite le partage actif de la
connaissance; l'acquis scolaire et universitaire ne suffit plus.
6 -
L'hyperspécialisation conduit à une société
pulvérisée d'exclus culturels. Elle sépare savants et
ignorants, et institue une coupure entre le peu que chacun connaît et le
reste, énorme, qu'il ne connaît pas.
7 - Pour renouer avec la
rationalité, il importe que chacun comprenne comment les savoirs se
construisent et se critiquent.
8 - Les points que nous venons d'énoncer ne
sont pas de simples truismes ; ils exigent une action
délibérée et beaucoup d'imagination.
Critique et propositions
9 - Les exemples récents où une vulgarisation aurait pu être
utile, indépendamment d'un jugement de fond, sont légion: on peut
citer le traité de Maastricht, les approches économiques pour
diminuer le chômage, le fondement scientifique des sondages d'opinion, les
problèmes de bioéthique et les autoroutes de l'information.
10 -
Pour le traité de Maastricht par exemple, une page expliquant simplement
les trois ou quatre articles principaux aurait pu être distribuée
à tous les Français. Quand les hommes politiques iront-ils devant
un tableau noir pour expliquer les enjeux nationaux ?
11 - Même si on
a souvent voulu la confondre avec le journalisme, l'enseignement ou la
publicité, la vulgarisation a une vocation propre. Elle ne se
réduit pas à l'analyse de l'actualité, ni à
l'initiation d'élèves à un domaine spécialisé,
ni à la promotion d'un objet ou d'une marque.
12 - La vulgarisation se
distingue par un remaniement en profondeur de la connaissance, dont la
difficulté tient au besoin de simplifier et clarifier sans sacrifier la
vérité. La vulgarisation est narrative: elle n'informe pas
seulement des progrès techniques, mais aussi du mouvement intérieur
de la science. L'oeuvre doit être mûrie et soignée. Pour ces
raisons le vulgarisateur, lorsqu'il n'est pas lui-même chercheur, a une
relation privilégiée avec le chercheur.
13 - Les formes de la
vulgarisation sont multiples et il faut en enrichir la diversité. Cette
variété des formes doit être alliée à
l'excellence du fond et à l'ouverture vers les autres disciplines, dans un
constant entretien avec le reste de la société.
14 - à
l'heure actuelle, la vulgarisation est un élément neutre, voire
négatif, dans l'évaluation de la carrière d'un chercheur ou
d'un enseignant-chercheur. C'est une cause majeure d'étiolement de la
vulgarisation en France par rapport aux pays anglo-saxons. La loi du 15 juillet
1982, instituant un objectif de diffusion des connaissances et plus
particulièrement, pour les chercheurs, une mission de "diffusion de
l'information et de la culture scientifique et technique dans toute la
population, et notamment parmi les jeunes", n'est pas respectée.
15 - Il
est grand temps que les vulgarisateurs obtiennent, grâce à une
évaluation spécifique, la reconnaissance institutionnelle des
grands organismes publics de recherche et des établissements
d'enseignement supérieur. Une activité de vulgarisation par
chercheur et par an n'est pas un objectif illusoire ou indûment
contraignant. Nous reprenons la suggestion du rapport de Daniel Kunth
d'accompagner chaque thèse de doctorat d'un travail complémentaire
de vulgarisation.
L'avenir de notre société
16 - De façon plus générale, la formation des acteurs
scientifiques (enseignants, ingénieurs, techniciens, médecins, ...)
doit comporter une initiation à la vulgarisation. Nous proposons la
création d'une Ecole Nationale ou Européenne de vulgarisation, avec
une formation symétrique de scientifiques aux problématiques de la
communication et des hommes ou femmes de communication aux exigences de la
démarche scientifique et à la construction des savoirs. Parmi les
missions de cette Ecole il y aurait, outre une réflexion historique sur la
vulgarisation et une réflexion philosophique sur le savoir, la recherche
de nouvelles formules de vulgarisation, et celle de pratiques médiatiques
adaptées à une exigence réelle de culture.
17 - Nous
proposons que de jeunes diplômés scientifiques, sans emploi, soient
formés par des stages pour devenir des interlocuteurs scientifiques dans
les maisons de la culture, les radios locales, sur Internet...
18 - On doit
favoriser la réflexion et la recherche sur le patrimoine historique de la
vulgarisation française, européenne et mondiale. Nous
suggérons la publication d'un corpus des classiques de vulgarisation de la
langue française, en commençant par Buffon, Turgot, Arago ...
19 -
Le développement d'une société de l'information ou des
réseaux, met au coeur des préoccupations futures le partage et
l'appropriation des connaissances. En effet, les réseaux en
eux-mêmes, si "transparents" soient-ils, ne suffisent pas à diffuser
les savoirs : ils vont exiger des messages d'un type nouveau. Loin de rendre
caduque la question de la vulgarisation, les réseaux lui donnent un relief
et une urgence accrus.
20 - Une autre question hantera les débuts de la
communication scientifique du troisième millénaire.
L'autorité n'y sera ni l'apanage d'un savant omniscient, ni celui du
collectif informe des utilisateurs d'un même réseau, ce qui obligera
à repenser les rapports entre spécialistes et
non-spécialistes.
21 - Ce manifeste n'introduit pas, comme c'est la
coutume, un mouvement nouveau mais il revendique pour la vulgarisation la
reconnaissance de sa créativité, de sa valeur artistique et
poétique et de son importance cruciale pour l'avenir de notre
société.
Les auteurs
Yves JEANNERET, auteur de Ecrire la Science (PUF), Professeur et responsable du
Département Formation Humaine à l'école Nationale
Supérieure des Télécommunications.
Pierre LASZLO, auteur de
La parole des choses (Hermann), de La Vulgarisation Scientifique (Que-Sais-je) et
de La Chimie nouvelle (Flammarion-Dominos), membre de la commission du livre
scientifique et technique au Centre national du livre, Professeur à
l'École polytechnique.
Lionel SALEM, auteur de Molécule la
Merveilleuse (Interéditions), co-auteur des Plus Belles Formules
Mathématiques (Interéditions) et de L'Homme Génétique
(Dunod), Directeur de recherche au CNRS et Directeur du Centre de Vulgarisation
de la Connaissance (Université Paris-Sud).