Bien connaître son ennemi
Les bactéries ont beau être minuscules, elles peuvent provoquer de graves problèmes de santé. Ces microorganismes de quelques µm (1/1000 de mm) deviennent de plus en plus difficiles à combattre. L’augmentation de bactéries résistantes aux antibiotiques, traitement actuellement utilisé, pousse les laboratoires de recherche à mettre au point de nouvelles solutions pour lutter contre elles. Si le terme de "bactérie" évoque celui de "maladie", toutes les espèces bactériennes sont loin d’être nocives. Aujourd’hui, les chercheurs estiment ne connaître qu’environ 2% des organismes unicellulaires existants. Parmi les bactéries connues, seul un très faible pourcentage est pathogène. Il faut même aller plus loin : chaque espèce bactérienne est composée de nombreuses souches. Les souches sont très proches entre elles d’un point de vue génétique, mais leurs petites différences font justement… toute la différence ! Explications : les bactéries se reproduisent par clonage. Un individu va faire une copie de son ADN puis se diviser pour donner naissance à deux bactéries filles. En général, cette copie est identique au brin original d’ADN, chaque bactérie d’une même souche est donc un clone de ses sœurs. Mais il arrive que lors de la recopie d’ADN une erreur survienne, donnant lieu à l’apparition d’une mutation dans la séquence. Cette mutation est à l’origine d’une nouvelle souche. De plus, une bactérie peut incorporer dans sa séquence génétique un élément d’ADN provenant d’un autre microorganisme. L’ensemble de tels changements dans leur séquence d’ADN peut permettre aux bactéries de s’adapter à un nouvel environnement. Et parfois, au sein d’une espèce classiquement inoffensive, émerge une souche pathogène pour l’homme. Il existe deux grands types de bactéries pathogènes. Le premier type regroupe les bactéries nocives uniquement pour les personnes dont les barrières naturelles sont affaiblies. Par exemple, certaines souches de Escherichia coli provoquent des maladies intestinales chez les jeunes enfants et les personnes âgées, dont les défenses sont plus faibles que celles du reste de la population. Le deuxième type correspond aux bactéries nocives aussi pour les personnes saines. On peut citer Yersinia pestis, bactérie responsable de la peste bubonique. Pour combattre efficacement une maladie infectieuse, il est nécessaire de comprendre le mode de propagation de la bactérie et ses capacités de résistance. La diversité intra-espèces de ces microorganismes implique de connaître la souche spécifiquement responsable de la maladie infectieuse considérée. Pour commencer, il faut isoler la bactérie, c’est-à-dire l’extraire de son milieu de prolifération. Pour ce faire, les chercheurs récupèrent un peu de l’environnement bactérien (par exemple le mucus pulmonaire dans le cas de la mucoviscidose) et le mettent sur une substance nutritive sur laquelle les bactéries se développent. Une fois isolée, les chercheurs étudient sa séquence d’ADN en la comparant à celles de souches connues, afin d’en déterminer les caractéristiques génétiques (voir encadré). L’équipe de Christine Pourcel s’est plus particulièrement spécialisée dans l’étude de Pseudomonas aeruginosa (fig. 1). Cette bactérie, inoffensive pour les personnes en bonne santé, est pathogène pour les personnes atteintes de mucoviscidose. P. aeruginosa sécrète un réseau moléculaire dans les poumons du malade, dans lequel elle prolifère. Ce biofilm aggrave les défaillances respiratoires liées à la maladie. Les chercheurs comparent les bactéries présentes chez divers patients afin de trouver la souche la plus fréquemment source de l’infection. Ils établissent différents profils de la maladie, en fonction de critères multiples : virulence d’une souche, générations de patients, lieu de vie… Ce type de suivi a pour but de contenir, voir éviter, la propagation de l’infection.
- Fig 1. Pseudomonas aeruginosa au microscope électronique à balayage
- © CDC / Janice Haney Carr
Voilà l’ennemi à découvert, parfaitement caractérisé. Nos chercheurs le connaissent dans ses moindres détails. Reste à cibler ses points faibles pour le détruire.
Miser sur l’adversaire naturel
Un problème se pose : nous atteignons les limites de la lutte antibactérienne par les antibiotiques. L’évolution naturelle des bactéries entraîne une sélection des individus les mieux adaptés à l’environnement. Cette sélection est dépendante de divers facteurs, dont certains sont d’origine humaine. Autrefois vulnérables, les bactéries sont devenues résistantes aux antibiotiques. En réalité, les souches fragiles – majoritaires – ont diminué, et même disparu pour certaines. Des souches résistantes aux traitements – minoritaires – ont alors eu la place de se développer. Aujourd’hui, la balance penche en faveur des souches résistantes, entraînant la nécessité de trouver d’autres voies thérapeutiques. La recherche de médicaments se tourne vers une nouvelle piste : l’utilisation des bactériophages. Les bactériophages – ou phages – sont les virus des bactéries. 10 à 100 fois plus petits que ces dernières, ils ont co-évolué avec leurs proies. De ce fait, chaque souche de phage est très spécifique d’une espèce bactérienne, voire de certaines souches en particulier. Leur survie étant dépendante de leur capacité à reconnaître les bactéries, leur évolution suit celle de ces dernières. L’apparition d’une nouvelle souche bactérienne est suivie de près par l’apparition d’une nouvelle souche de phages spécifique, et l’idée de « bactérie résistante » ne dure jamais bien longtemps. Grâce à leurs propriétés, l’utilisation de ces prédateurs naturels des bactéries est à l’étude pour le traitement de maladies infectieuses. Mais avant d’entrer dans les détails de cette nouvelle voie thérapeutique, faisons plus ample connaissance avec les phages.
Le monde des bactériophages
Tout comme les virus des organismes pluricellulaires, les phages ont un génome constitué d’ADN ou d’ARN, mais ne possèdent pas la machinerie nécessaire pour se reproduire. Leurs gènes contiennent toutes les informations nécessaires pour produire un nouveau phage complet, mais il leur faut pénétrer dans la bactérie et utiliser sa « chaîne de montage » pour y parvenir. Dans leur grande majorité, les phages sont constitués d’une capside – ou tête – qui contient l’ADN (ou l’ARN), et d’une queue qui va injecter l’ADN (ou l’ARN) dans la bactérie comme le ferait une seringue. C’est au bout de cette queue que se trouvent les fibres, éléments protéiques permettant la reconnaissance spécifique de la bactérie cible (fig. 2).
- Fig.2. Schéma (a) et photo au microscope électronique à balayage (b) d’un phage
- © CVC (a) et © Christiane Essoh et Danielle Jaillard (b)
Le cycle de reproduction d’un phage est décrit par la figure 3. Une fois l’ADN injecté dans la bactérie, les protéines du phage sont produites. Certaines servent à reconstituer un autre individu, d’autres servent à détruire l’ADN de la bactérie et à casser sa membrane (ce qui conduit à la mort de la bactérie). Un phage, grâce à une seule bactérie, peut donner naissance à une centaine de nouveaux phages.
- Fig. 3. Cycle de reproduction d’un phage
- © CVC
Les bactériophages ont été découverts en 1915 par un bactériologiste anglais : Frederick Twort, et, plus ou moins parallèlement, en 1917 par le microbiologiste français Félix d’Hérelle, père de la phagothérapie (thérapie qui utilise les phages pour soigner les infections bactériennes). L’utilisation de phages à des fins cliniques n’est donc pas récente. Cet usage, alors empirique, a été supplanté par l’apparition des antibiotiques dans les années 1940. La phagothérapie est, pour des raisons de coûts, restée très active dans les pays de l’Est, comme en Géorgie, où l’on peut toujours trouver des phages pour lutter contre des infections des voies respiratoires ou cutanées (cas des grands brûlés). Cependant, ces utilisations n’ont pas fait l’objet d’études approfondies suivant des normes de contrôle établies, ce qui implique qu’en France la recherche doit repartir de zéro avant de pouvoir éventuellement mettre les phages sur le marché du médicament. Les phages ne sont pas toxiques pour l’homme. Mais comme tout médicament, leur potentielle administration future implique un suivi, aussi bien au cours du traitement que lors de leur élimination. D’autant plus que les phages sont des êtres vivants, susceptibles d’évoluer. Aussi, on étudie leur empreinte génétique avec autant de rigueur que celle des bactéries, de même que leurs capacités à détruire leurs cibles. Voici un autre axe de travail de l’équipe de Christine Pourcel, travail dont elle a offert une petite vue en invitant dans son laboratoire les participants au jeudi de la recherche.
De plus près…
Paillasses chargées d’instruments de mesures, appareils en tous genres, boîtes de Pétri sur console lumineuse, chercheurs en blouse… pas de doutes, nous sommes dans un laboratoire de microbiologie. Pour commencer, Christine Pourcel nous présente sa petite préférée : P. aeruginosa. La culture bactérienne a été effectuée dans une boîte de Pétri, petite boîte ronde à fond plat, contenant la substance nutritive permettant aux microorganismes étudiés de se développer (fig. 4).
- Fig.4. Culture de P. aeruginosa
- © Christine Pourcel
Lorsque toute la surface est recouverte, on parle de tapis bactérien. Et là, une autre boîte, pleine de petits trous dans son tapis. "Ces trous, nous explique Christine Pourcel, sont ce qu’on appelle des plages de lyses. Il s’agit de l’endroit où les phages que nous avons posés sur les bactéries ont tué ces dernières" (fig. 5). Voilà comment on étudie les phages : on observe leur capacité à détruire certaines souches spécifiques de bactéries. L’équipe va cultiver les différentes souches bactériennes répertoriées lors de l’analyse des patients, puis vérifier quelle souche de phages aura la meilleure capacité à les détruire.
- Fig. 5. Plages de lyse sur un tapis de {P. aeruginosa}
- © Christine Pourcel
Afin de découvrir de nouvelles souches de bactériophages, nos chercheurs partent régulièrement à la « pêche ». Rappelez-vous : les phages ont besoin de leur hôte pour vivre, donc le meilleur endroit pour les dénicher, c’est encore de trouver des cultures naturelles de bactéries. Afin d’en connaître toujours plus, les chercheurs vont prélever dans la nature des eaux usées ou encore la boue des fleuves, puis en extraire les bactériophages. La caractérisation génétique qui s’en suivra permettra de découvrir de nouvelles souches de phages toujours plus spécifiques… en tout cas, c’est ce qu’espère Christine Pourcel.
Les bactéries n’ont plus qu’à bien se tenir : la phagothérapie est appelée à revenir sur le devant de la lutte contre les infections bactériennes. Grâce aux études approfondies dans lesquelles se lancent certains laboratoires de microbiologie, comme l’IGM, la recherche va pouvoir fournir un nombre suffisant de données permettant l’utilisation de phages en thérapie clinique. Une AMM (Autorisation de Mise sur le Marché, réglementation pour les médicaments) peut même être envisagée d’ici 2 ou 3 ans pour les traitements de lésions externes (comme les infections cutanées des grands brûlés). Si tout se passe bien, les phages, contrairement à leurs proies pathogènes, auront un bel avenir devant eux.
L’empreinte génétique
L’empreinte – ou profil – génétique est le résultat de l’étude précise des caractéristiques propres de l’ADN d’un individu. Cette technique est utilisée lors de tests de paternité, dans les affaires de criminologie… ou en microbiologie, pour déterminer la souche bactérienne responsable d’une infection. L’ADN se transmettant d’une génération à l’autre, son étude permet de retrouver une filiation entre individus. Il ne s’agit pas d’analyser la séquence entière d’ADN, mais uniquement certaines parties spécifiques : les « régions chromosomiques polymorphes ». La longueur de certaines d’entre elles, présentes ou non dans des gènes, dépend de « répétitions en tandem ». Au cours de l’évolution des espèces, certaines zones de l’ADN se sont retrouvées copiées et mises bout à bout, au sein des régions polymorphiques. Le nombre de répétitions de ces zones varie d’un individu à l’autre et est à l’origine de nombreuses différences individuelles. Aussi, pour déterminer à quelle souche appartient une bactérie, on regarde le nombre de répétitions de chacune de ces zones. L’empreinte génétique obtenue est comparée à celle de souches bactériennes connues. C’est cette comparaison qui permettra d’établir le « lien de parenté » - ou degrés de similitude – entre les différentes souches étudiées.
Pour plus de renseignements : http://www.igmors.u-psud.fr/spip.php?rubrique154 équipe Génomes et polymorphisme. L’IGM (Institut de Génétique et Microbiologie) est une Unité Mixte de Recherche CNRS / Université Paris-sud 11.