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La vie en société chez les mouches drosophiles Frédéric Méry (LEGS, Gif-sur-Yvette)

Le docteur Frédéric Méry nous accueille au sein de son laboratoire, le LEGS, sur le campus du CNRS de Gif-sur-Yvette. Il souhaite, pour ce Jeudi de la Recherche, nous parler de ses petites pensionnaires, les mouches drosophiles. Après une brève introduction sur le contexte général, il nous parlera en particulier du travail de son équipe de recherche sur les interactions sociales et des mécanismes de transfert d’information au sein de groupes de mouches drosophiles.

Le docteur Frédéric Méry commence son exposé en rappelant que le principe de la sélection naturelle est basé sur 3 idées maîtresses : la diversité (comme les différentes couleurs que peuvent prendre le pelage du loup), l’héritabilité et la compétition (intra ou interespèces). L’héritabilité assure le transfert du matériel génétique d’une génération à une autre et donc permet la stabilité de l’espèce. Qu’en est-il de ces gènes justement ? Sont-ils directement responsables de l’expression d’un trait de caractère chez un individu ? Fonctionnent-ils individuellement ou s’expriment-ils ensemble ? Et question plus importante encore, quelle est la part des facteurs environnementaux dans l’expression d’un caractère ? Frédéric Méry illustre ce point en montrant la photo de 2 criquets de la même espèce mais de couleur différente. L’un a grandi en groupe, l’autre isolé de ses pairs. Il souligne qu’en général, l’expression d’un caractère se fait par effet combiné des gènes et de l’environnement. Ce sont sur ces interactions très complexes que se porte la recherche de l’équipe du docteur Méry.

Comprendre la diversité et l’évolution des comportements

Afin de comprendre comment un individu prend une décision, petite ou grande, disséquons tout d’abord le comportement. Il est basé sur un réseau complexe d’interactions entre la partie « innée » qui est héritée de l’espèce, la partie développementale issue du vécu de l’individu, en particulier durant l’enfance, la partie de l’apprentissage personnel qui façonne le comportement via des tentatives essais/erreurs, la partie liée à la présence ou non de congénères et enfin, la partie liée à l’apprentissage social qui permet de réduire la part d’apprentissage personnel et permet une transmission culturelle sur plusieurs générations. Comment les individus font-ils appel à ces différentes parties ? Quelle est la part du vécu personnel par rapport à l’inné ou à l’apprentissage ? Quel est l’effet d’un groupe lors d’une prise de décision ? Pour répondre à ces questions, les chercheurs du LEGS ont choisi de s’intéresser aux mouches drosophiles. La drosophile, ou mouche à fruits, est attirée par les fruits trop mûrs sur lesquels elle va pondre ses œufs et où ses larves se développeront. En raison de sa facilité d’élevage et de son cycle de vie relativement court (30 jours environ à 18°C), la drosophile est très largement utilisée par les chercheurs. De plus, ce sont des insectes formant des groupes non-stables (mixant des individus de familles différentes), contrairement aux abeilles ou aux souris habituellement utilisées. La drosophile est donc le modèle biologique parfait pour l’étude de l’évolution des comportements.

Le docteur Frédéric Méry interrompt son exposé pour nous faire visiter son laboratoire. Il entraîne les curieux des Jeudis de la Recherche dans une première pièce, équipée de loupes binoculaires. Il fait circuler des petits tubes en verre contenant les fameuses mouches drosophiles. C’est dans cette pièce qu’elles sont triées par sexe, par espèce et comptées avant d’être utilisées pour les expériences. Notre groupe passe ensuite dans une autre pièce, plus exiguë, où se trouve un dispositif d’apprentissage spatial pour drosophiles, adapté de la célèbre « piscine de Morris » pour la souris.

Piscine de Morris : dispositif utilisé pour l’apprentissage spatial chez les souris.

Arène à drosophile : dispositif élaboré par l’équipe pour l’apprentissage spatial des mouches drosophiles. Ici, il s’agit d’une arène dont les parois sont couvertes de symboles aux couleurs vives. Le sol de l’arène quant à lui est équipé d’un dispositif Peltier qui chauffe à 40°C sauf une petite zone à 25 °C (le point froid). Lorsqu’une drosophile aux ailes coupées est introduite dans l’arène, elle va se mettre à chercher le point froid, zone de confort pour elle. Les repères visuels colorés de l’arène sont ensuite mélangés et la drosophile réintroduite dans l’arène. L’expérience permet donc de montrer que le repérage de la zone froide s’est fait par analyse de l’environnement. Des tests similaires sont aussi réalisés avec des mutants ou des groupes. Dans la dernière salle que nous visitons, un chercheur est en train de préparer le matériel utile à une expérience originale. Cette expérience permettrait de comprendre comment les mouches drosophiles apprennent à choisir un milieu de ponte. Dans de petites boîtes en plastique, il dispose deux milieux favorables pour la ponte, un parfumé à la fraise et un à la banane. Il rajoute à l’un des milieux (la banane par exemple) un composé dont les drosophiles détestent le goût, la quinine, mais qui est inodore. Le groupe de femelles va très vite se diriger vers le milieu sans quinine pour pondre (la fraise ici). Par la suite, le même groupe de femelles est introduit dans une autre boîte avec les mêmes milieux de ponte, mais sans y avoir rajouté de quinine. Les drosophiles se dirigent alors sans hésitation vers le milieu de ponte parfumé à la fraise, ayant appris que le milieu parfumé à la banane ne leur convenait pas. Ce n’est qu’une expérience de base pour les chercheurs du LEGS. Ils peuvent grâce à ce système simple, multiplier les tests, en rajoutant par exemple de nouvelles drosophiles dites naïves aux premières dites chevronnées. Est-ce que les drosophiles chevronnées vont transmettre à l’ensemble du groupe leur expérience ? Tous les individus vont-ils apprendre aussi facilement ? Après avoir soulevé toutes ces questions, le docteur Frédéric Méry ramène le groupe dans la bibliothèque pour plus d’explications.

En groupe, on apprend plus vite ?

Pour mieux comprendre le fonctionnement comportemental de la drosophile, il faut savoir que sa mémoire est formée de mémoires à court et moyen terme, sensibles à l’anesthésie, et deux autres mémoires résistantes à l’anesthésie dont l’une à long terme. Il existe des mutants qui sont affectés dans l’une ou l’autre des mémoires, ce qui montre l’implication des gènes dans les procédés cognitifs. Par ailleurs l’équipe du Docteur Frédéric Méry a montré que l’âge des parents drosophiles a une influence sur la mémoire à court terme des descendants. Il est important de faire remarquer qu’il existe deux types principaux de drosophiles, ayant des génotypes différents. Les rover sont des individus qui ont tendance à beaucoup circuler alors que les sitter ont tendance à rester sur place. Les sitters sont plus sociaux et les rovers plus indépendants. Grâce à des expériences simples, les chercheurs du LEGS ont pu montrer qu’en fonction du génotype rover ou sitter de la drosophile et de sa présence dans un groupe, un apprentissage spatial différent se fait. En effet, l’individu rover ou sitter seul met le même temps à repérer le point froid de l’arène précédemment décrite. Si l’on fait tourner les motifs de l’arène les deux types de drosophiles sont perdues. Si on introduit un groupe de rovers les individus perdent leurs repères environnementaux alors que dans le cas d’un groupe de sitters les individus retrouvent plus vite le point froid en surveillant les effets d’agrégation de leurs congénères dès que l’un d’entre eux a trouvé le point froid. Les deux types de drosphiles apprennent donc différemment.

Les individus rover et sitter apprennent différemment en groupe !

Graphique représentant le temps que mettent les mouches à atteindre leur cible en fonction du nombre d’essais dans l’arène. Le Dr Frédéric Méry nous donne ensuite quelques explications sur les expériences menées dans la dernière salle que nous avons visitée, celle où les milieux de ponte parfumés fraise ou banane sont préparés. Ces expériences visent à comprendre les facteurs et conditions de transmission sociale entre les mouches drosophiles, ici sur le meilleur site de ponte. Les drosophiles sont divisées en plusieurs catégories : il y a toujours les variants génétiques rover et les sitter, mais aussi les demonstrators (démonstratrices), ayant été directement en contact avec les milieux de ponte et qui ont appris à préférer la fraise comme on l’a vu, et les observers (observatrices), ayant été mis en contact seulement avec les demonstrators. On voit que les obervatrices apprennent des démonstratrices et pondent aussi sur la fraise.

Les expériences montrent qu’il y a une variation génétique des facteurs de transmission. En effet, les individus rovers observers apprennent de tous les demonstrators alors que les individus sitters observers semblent n’apprendre de personne. Pourquoi cela ?

Test du choix de milieux de ponte : graphiques représentant le pourcentage de réussite (choix du bon milieu de ponte) en fonction du type d’individu.

Les individus sitters observers sont en réalité face au problème du non-choix. Une situation pareille se produit lorsque des propositions à choix multipleinfluencent les individus lors d’une prise de décision. Dans l’exemple ci-dessous, 32% des personnes sondées choisissent un téléviseur Sony, 34 % un de la marque Phillips et 34 % n’en choisissent aucun lorsque le choix entre les deux marques leur est proposé. Cependant, lorsque seulement l’un ou l’autre des téléviseurs leur est proposé, les sondés refusent l’offre à 90 % ! Pour les sitters il n’y avait pas de choix car ces drosophiles sont plus sociales et veulent connaître leur environnement avant de faire leur choix. Or dans l’expérience elles n’avaient accès qu’à un seul milieu après la phase de transmission. Si on leur donne le choix en introduisant des démonstratrices préférant la fraise et d’autres démonstratrices préférant la banane, elles se mettent à suivre les démonstratrices sitters. On ne sait pas comment elles font pour se reconnaître entre sitters et rovers.

Mochon 2013

Une transmission du savoir toujours bénéfique ?

Il est important de souligner que transmettre une information aussi importante que la localisation du meilleur milieu de ponte peut avoir des conséquences importantes. En effet, s’il n’est transmis qu’à un petit groupe d’individus, cela va permettre à l’espèce de se développer convenablement et rapidement. Au contraire, si l’information est transmise à un trop grand nombre d’individus, elle peut mettre en péril le groupe tout entier en cas de ressources insuffisantes. Il y a donc des bénéfices et des coûts lors d’un échange d’information, et cela créé un équilibre entre compétition et exploitation des ressources. Il est alors pertinent de s’interroger sur la part active que peut avoir la démonstratrice lors de la transmission de l’information. Différentes expériences ont été menées afin d’observer la phase de transmission. Les drosophiles sont séparées en deux groupes de 4 individus et placées dans des milieux séparés. Elles sont ensuite regroupées en terrain neutre, c’est la phase de transmission. Enfin, elles sont replacées en même groupes de 4 individus face à de nouveaux milieux.

Principe de l’expérience et observation de la phase de transmission. Grâce à une webcam et un logiciel analysant les mouvements des mouches, le nombre d’interactions entre elles (contacts entre les mouches) peut être mesuré. L’expérience est réalisée soit avec uniquement des drosophiles préalablement conditionnées, soit avec uniquement des drosophiles « naïves » soit avec un mélange des deux types d’individus. En moyenne, les drosophiles conditionnées ne changent pas de comportement en présence de drosophiles naïves. Au contraire, les drosophiles naïves voient leur nombre d’interactions augmenter quand elles sont mélangées à des drosophiles conditionnées.

Graphiques représentant le nombre d’interaction des mouches conditionnées (en haut) ou des mouches naïves (en bas) en fonction du temps d’observation. En observant ensuite le nombre d’œufs pondus sur le « bon » milieu de ponte c’est-à-dire celui à la fraise dans notre exemple), on remarque que ce sont effectivement les individus conditionnés qui transfèrent et contrôlent l’information qu’ils donnent aux individus naïfs. Cependant, l’interaction est loin d’être simple car l’on remarque qu’au-dessus d’un certain nombre d’interactions, les drosophiles conditionnées font de plus en plus de mauvais choix du milieu de ponte. Il semble qu’en transférant l’information à un grand nombre, celle-ci se perde.

Le Dr Frédéric Méry conclu son exposé en rappelant la complexité des interactions entre génotype, développement et environnement social. Les expériences menées au LEGS sur les mouches drosophiles sont très prometteuses et permettent effectivement de comprendre certains comportements mais sont loin de permettre une compréhension générale pour le moment. A terme cependant, ce genre d’études pourrait déboucher sur des questions sociales humaines.

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